Le poids des mots, le choc des photos :Quand les mots font défaut
Apparue dans le sillage du décès de Jacques Martin, une photographie
fait actuellement l'objet de nombreuses reprises sur le web et circule également par voie d'e-mail. La plupart de ceux qui reproduisent cette image, comme
La Télé librede John Paul Lepers, qui ne l'assortit d'aucune indication ni légende,
n'en ont pas identifié la source: sa publication dans le n° 3044 de
Paris Matchdu 19 septembre 2007, où elle est très précisément décrite: "Le 18
septembre 1984, les Martin reçoivent les Sarkozy. Cécilia tient Judith,
née le 22 août. Sur les genoux de sa mère, Marie-Dominique, Pierre
Sarkozy, né le 24 août".
Attribuée dans les colonnes du magazine à un(e) certain(e) "M. Le
Tac", celle-ci ressemble à une image d'amateur plus qu'à une
photographie d'agence. Il est intéressant de noter que la variante
reprise sur la toile ne correspond pas à une copie de la version
publiée.
Comparée à celle-ci,
l'image en ligne est plus claire, présente plus de détails dans les
ombres, mais aucune trace de la trame quadri de la reproduction sur
papier. Un léger défaut de positionnement dans le scan initial, qui
fait pencher la photo de quelques dixièmes de degré dans le sens
horaire – et que l'on retrouve sur toutes les reprises en ligne –
apporte la preuve d'une origine unique. On peut supposer que sa mise en
circulation est le fait de quelqu'un qui a eu accès, soit à la
photographie originale, soit à une copie de travail, au sein de la
rédaction. Les raisons du succès
de cette image sont manifestes. A la façon d'un jeu des sept familles,
sa composition parfaitement symétrique fait ressortir avec malice le
jeu des affinités électives qui a interverti l'agencement des
personnages au sein des couples. Selon les règles désormais classiques
de
l'image parasite,
sa viralité indique la perception d'un biais dans le traitement de
l'information, que la diffusion en ligne tente de réparer. Etant donné
la place occupée par Cécilia Ciganer Albeniz dans la vie de Jacques
Martin, puis son exposition médiatique depuis l'été 2005, il était
impossible de faire l'impasse sur ce chassé-croisé matrimonial.
Toutefois, la presse est restée des plus sobres dans le traitement de
cet épisode. Si les magazines ont bel et bien illustré la vie familiale
mouvementée de l'animateur, les quotidiens comme les journaux télévisés
ont fait preuve d'une discrétion très française sur les détails de
l'affaire. Dans
Paris-Match, le passage de l'article
correspondant est un chef d'oeuvre de diplomatie: “Sous le bonheur
apparent couve un drame. Depuis leur mariage, les Martin et les Sarkozy
sont devenus de grands amis. Mais, petit à petit, c'est un autre
sentiment qui naît entre Nicolas et Cécilia. En 1989, celle-ci n'y
tient plus. Elle quitte Jacques.” La circulation de la photographie de
Neuilly atteste que tout le monde n'a pas forcément trouvé son compte
dans cette version Bisounours.
La vision que propose l'image est plus vaudevillesque, voire
burlesque. L'évocation reste allusive: seule la connaissance préalable
de l'anecdote permet d'accéder à une interprétation comique de la
photographie. La composition symétrique induit, sur un mode implicite,
le chassé-croisé conjugal, sans nécessité de recourir à une explication
exhaustive. En l'espèce, on aimerait penser que la retenue
rédactionnelle témoigne du respect pour la vie privée. Mais la photo
épinglée par le net ruine cette fable. Laisser entendre par l'image est
une stratégie caractéristique des journaux
people, habitués à gérer les informations scabreuses sur le mode du rébus. Cette forme de
private jokea pour fonction d'entretenir la proximité avec le lecteur. Mais elle
est aussi le fruit d'une vaste expérience juridique. L'implicite est
indémontrable. Devant un tribunal, le décodage de l'image restera
affaire d'interprétation. On se demande bien ce qui leur fait peur.
Source : http://www.arhv.lhivic.org/index.php/