Dans un livre à paraître aux éditions Albin Michel*, Thierry F. raconte
comment depuis vingt-quatre ans il vit aux crochets des Assedic, ASS et
autres CMU. Légalement...
par Christophe Ono-Dit-Biot
Ce matin, après sa séance de musculation et les yaourts de son petit
déjeuner, Thierry n'ira pas travailler. Pas parce que la pluie qui détrempe
les rues de Roanne lui donne le bourdon, mais parce que c'est comme ça tous
les jours, depuis vingt-quatre ans. Vingt-quatre ans qu'il entend ses
voisins se lever à l'aube et qu'il se dit, enveloppé dans la chaleur de sa
couette : « Je préfère être à ma place qu'à la leur. » Vingt-quatre ans
qu'il est chômeur, et content. Et aujourd'hui, encore plus fort, on
l'interviewe pour ça !
Il a 44 ans et le sourire aux lèvres. Une Alfa Romeo anthracite et un
appartement à lui, parce que « les locations, c'est de l'argent perdu ». Il
porte un jean, un tee-shirt Levi's, mais pas de baskets de marque, parce
qu'« on ne peut pas tout avoir ». Poignée de main cordiale : un quart de
siècle de chômage, ça vous conserve un homme. A part sa presbytie,
compensée par de fines lunettes à 500 euros payées par la CMU, Thierry
tient la forme. Drôle de coïncidence, il accuse même une énorme
ressemblance avec Didier Super, le pape du rock nordiste encensé par Les
Inrocks, qui chante que « le travail, il faut le laisser à ceux qui en ont
besoin pour se sentir bien dans leur peau ». Thierry ne connaît pas Didier
Super, mais il est entièrement d'accord avec lui. « Pourquoi culpabiliser ?
Je me suis contenté de suivre la législation française à la lettre », se
justifie-t-il. Sur les murs de son studio, Lara Croft impose ses formes de
rêve. Question filles, ça va pas mal pour lui aussi, sauf pour les plans à
long terme, à cause de son statut. Il s'en fout, Thierry, il a gardé son
âme d'ado. Le poster de Lara Croft, c'est un ami gérant de cinéma qui le
lui a offert. Grâce à lui, Thierry
voit les films en avant-première. Juste à côté, l'intégrale de Johnny fait
face à la fenêtre ouverte sur les courts du club de tennis. Toujours en
short et polo blanc, car il est « à cheval sur les couleurs », Thierry y
joue gratuitement. « J'ai l'air du type qui s'est construit une belle vie.
» Sur son bureau, enfin, avec ordinateur et webcam, repose le manuscrit de
son livre. Il a commencé à l'écrire en réaction à des auditeurs de RTL qui,
un matin, s'étaient emportés contre un type qui voyageait depuis six mois
tout en touchant le chômage. « Six mois, c'est tellement ridicule ! »
s'amuse-t-il.
Il peut être fier de lui, Thierry : trente et un mois de travail sur treize
ans, pour vingt-quatre années de « farniente rémunéré ». Un hold-up
pacifique, avec l'administration comme complice. Comment a-t-il pu passer
entre les mailles du système ? En travaillant, pardi, parce que chômeur, à
ce niveau-là, « c'est un métier ». La preuve, Thierry a consacré une pièce
entière à ses « archives professionnelles », comme il dit. Des dossiers,
des livres, des revues spécialisées. Il les a tous lus, relus, potassés. Au
point, désormais, de servir d'avocat-conseil à ses amis salariés : « Je
connais le système par coeur. Grâce à moi, ils ont obtenu de sacrées
indemnités de leur employeur. La preuve que chômeur, c'est utile. Parfois,
je fais nounou aussi. Nounou bénévole, je précise. »
Son secret se nomme ASS. « Allocation spécifique de solidarité ». Ou comme
il dit, lui, en remerciant la France, « Aide si sympathique ». 600 euros
par mois, versés par les Assedic. A vie, et quasi sans contrôle. « Le RMI,
c'est beaucoup plus pénible, car vous êtes suivi par une assistante
sociale. Forcément, dans RMI, il y a I, comme insertion ! » L'ASS, c'est
donc la planque. Sans compter l'allocation logement, le Fonds solidarité
énergie, la taxe d'habitation presque gratuite, la prime de Noël, et tout
ce qu'il pourrait toucher de la commune, mais qu'il se refuse à demander. «
Profiter de l'argent de contribuables que je connais depuis l'enfance, pas
question ! » Moral, avec ça. Bien sûr, en contrepartie, Thierry doit
s'engager à rechercher « activement » un emploi. Au début, quand il a
commencé, à 18 ans, à chômer après six mois de gardiennage en centrale
nucléaire - « un boulot de Shadok », commente-t-il -, ça l'a un peu
effrayé. « Mais c'est un peu comme lorsqu'on commence un nouvel emploi,
écrit-il, plus on souhaite voir sa situation perdurer, plus on y met
d'énergie et plus on devient performant. » Et performant, Thierry l'est
incontestablement. Jusqu'à prendre les devants en contactant lui-même les
employeurs pour prouver qu'il veut quitter son « effroyable condition ». Un
CV à rédiger ? Il file à ses « archives », s'empare de sa bible, «
Découvrez le potentiel qui se cache en vous ! », et fait exactement le
contraire de ce qu'on y préconise. Police de caractère fantaisiste, ajout
de précisions à la main, « pour faire tatillon et brouillon en même temps
», et omission de sa nationalité. « Ceux qui le font sont souvent des
étrangers, et les patrons n'aiment pas les étrangers. » Et si, par miracle,
l'un de ses CV finit par atterrir sur le bureau d'un entrepreneur, Thierry
se charge illico de changer le miracle en cauchemar. Il troque ses lunettes
ultralégères, contre les anciennes, des culs de bouteille « à la Yves
Mourousi ». Il met une veste en laine, « pour faire pitié », et répond
toujours à côté, mais avec le sourire. « Jacques Tati m'a énormément
inspiré », confesse-t-il. Au cas où ça marcherait quand même, il dit qu'il
n'a pas le téléphone, alors qu'il a eu un portable dès les années 90, bien
avant ses copains salariés que ça énervait beaucoup. Effacée aussi, l'Alfa
Romeo qu'il bichonne quotidiennement : pour ses potentiels employeurs,
Thierry perd vite tous ses attraits.
Scandaleux ? Il est entièrement d'accord. « Le laxisme de mon pays m'étonne
», écrit-il, raillant le nom des formations qu'on lui fait suivre, «
Genesis », « Horizon 2020 », et épinglant les déclarations de Borloo sur le
suivi personnalisé. Depuis qu'il pointe à l'ANPE de Roanne, il n'a jamais
vu la même personne. Il aimerait bien que son livre fasse polémique, « même
si ça peut paraître contradictoire ». Fan de François de Closets, le
chantre de la chasse au gaspi, il ne vote pas mais apprécie la rigueur de
Strauss-Kahn et la fermeté de Sarkozy. « Il y a trop d'excès », lâche-t-il,
avant de dénoncer, pêle-mêle, les « kits Assedic » qu'on achète sous le
manteau, la prime de rentrée scolaire qui permet aux vendeurs de hi-fi
d'augmenter de 20 % leur chiffre dans le week-end qui suit, et les charges
qui pèsent sur les patrons. Il faut dire qu'il l'a été, pendant un an,
montant et dirigeant un dépôt-vente d'électroménager avant de se faire «
plumer par l'Urssaf » et de retourner dans le giron de l'Etat, qui lui a
enfin prouvé que « gagner le smic et perdre tous ses avantages, ce n'est
pas très rentable ». Le souvenir de son père ébéniste, qui pendant
cinquante et un ans a construit des cuisines aménagées sans pouvoir s'en
offrir une, fait figure pour lui de repoussoir. Le tube « Urssaf, Cancras
et Carbalas » des Inconnus, qu'il chante avec ses neveux devant sa webcam,
lui sert d'hymne. Et quand bien même, comme il le dit en vous reconduisant
à la gare dans son Alfa 33, il serait « le dernier des Mohicans »,
personne, jusqu'ici, n'a encore jamais tenté d'avoir son scalp.
Je ne lui envie pas son existance mais il a su pousser les vices du système à outrance mais au détriment de vrais exclus