e chanteur Henri Salvador est mort, mercredi 13 février, à l'âge de 90 ans à son
domicile parisien d'une rupture d'anévrisme, a annoncé sa maison de disques,
Polydor. Né le 18 juillet 1917 à Cayenne, en Guyane, il avait fait ses adieux à
la scène au Palais des Congrès à Paris, en décembre 2007.
Le portrait ci-dessous est paru dans
Le Monde du 20 octobre 2006.
Le rire d'Henri Salvador ressemble à une pièce montée : en pyramide, en
crescendo, en profiteroles, en cascades montantes. Toujours jeune marié, Henri
Salvador, 89 ans, s'habille en costume blanc, col roulé rose-froufrou
par-dessous, Nike profilées aux pieds. Et, puisqu'il habite place Vendôme, il
vient déjeuner au Ritz en voisin. Et donc, il rit... du risotto, de la dame
(ex-République soviétique) qui parle trop fort dans un portable trop neuf, du
bon coup qu'il a joué au Copacabana Palace, à Rio de Janeiro, où il avait pris «
une dégelée » avec Ray Ventura et ses Collégiens, qui fuyaient le nazisme
pendant la seconde guerre mondiale.
Un bon coup, c'est-à-dire du farniente de client doré. Car, en 1942, les
bourgeoises en fourrure et les play-boys du Copa avaient « fait la gueule ». Il
avait fallu quelques jours, quelques facéties, pour les dérider. Henri Salvador
avait remporté la partie, mais un manager habile lui présenta un contrat plein
de zéros qu'il supprima après signature. Fauché comme les blés, il eut tout le
loisir de se tailler une réputation, presque une légende, au Casino da Urca, à
Rio, en bord de mer, avant que Ray Ventura ne lui renvoie un billet pour
l'Europe via l'Amérique (du Nord).
Henri Salvador est américain. Du Sud, près de l'équateur, né en Guyane, père
percepteur, mère d'origine indienne, d'Amazonie. Alors, Révérence est
terriblement américain : brésilien, bien sûr, encadré par l'ombre tutélaire de
Tom Jobim, et afro-américain avec du Ray Charles, Alleluia ! I Love Her So
(devenu, dans la logique salvadorienne, Alléluia ! Je l'ai dans la peau !). Le
tout est enveloppé de violons soyeux, en grand format, grands orchestres,
grandes orchestrations, un choix opéré par Henri Salvador après avoir entendu
Caetano Veloso au Théâtre du Châtelet à Paris en 2005. Le Brésilien y présentait
Foreign Sound, somptueuses reprises de standards américains, arrangés par le
violoncelliste Jacques Morelenbaum.
La même année, Henri Salvador quitte Virgin-EMI pour la maison de disques
indépendante V2 - créée par Richard Branson en 1996, quatre ans après qu'il eut
vendu Virgin Music à la multinationale britannique EMI. Premier signe du mariage
réussi Salvador-V2 : l'exigence, acceptée, d'avoir Jacques Morelenbaum et
d'enregistrer à Rio. Alors, voici Salvador au Copacabana Palace : « Trois
semaines de plaisir. Piscine, apéro, sieste, et studio vers 18 heures. Un album
sans souffrance. » Morelenbaum est aux manettes sur huit titres, les autres sont
laissés à Mino Cinelu et Michel Coeuriot. Il y en a treize, puisque,
porte-bonheur et superstition obligent, tout marche par treize chez Henri
Salvador, « treize lettres à mon nom ».
« M. Treize » raconte des anecdotes. Caetano Veloso arrive dans le studio du
quartier de Barra « complètement jet-lag, décalé, crevé. Il venait de Paris où
il avait chanté en l'honneur de Pedro Almodovar à la Cinémathèque française. Je
dis : c'est qui ce con ? » Catherine, l'épouse, souffle : « C'est Veloso. » Zut.
Veloso n'a jamais cessé de chanter Dans mon île, dédiant avec chic la chanson à
son compositeur, « le grand Henri Salvador », devant des salles françaises
éberluées, pour qui Salvador n'était qu'un comique démodé. C'était avant Chambre
avec vue, deux millions d'albums vendus en 2000, un balancement, une tendresse,
un velouté proche du Salvador de Dans mon île précisément (Maurice Pon/Henri
Salvador, 1957).
Le Brésil, drôle de pays au sud de Cayenne, lui fait la fête : Lula le décore
(grand-croix) en 2006, le ministre de la culture (Gilberto Gil) prend sa
guitare. On réserve le Copacabana Palace, un nom qui fait rêver. « Le jour de
notre arrivée, tout le personnel est au pied des marches. Ils se demandaient si
c'était le vrai Salvador, ils me touchaient ! » Du pur Salvador, plein de
certitudes et d'amplification.
La vérité, c'est qu'Henri Salvador enregistre un disque à 89 ans en ayant
perdu sûrement de la souplesse de voix - explication de la vieillesse : « A la
pétanque les boules deviennent de plus en plus lourdes » - mais rien de sa
couleur. A son âge, « les gens chevrotent » ; pas lui. Il ne fume pas, se couche
tôt, mange sain, pratique le yoga « respiratoire » depuis toujours.
« Ma mère m'avait donné deux secrets... Une recette d'onguent avec de l'huile
et des herbes contre les serpents et... » le second, il l'a oublié. Cela lui
reviendra quand il sera vieux [ rire]. Un Noir sans âge lui a enseigné où
chercher de l'or en Guyane. Il peut retrouver. Sa mère lui chantait des chansons
d'une voix merveilleuse. Il en a fait Le Loup, la Biche et le Chevalier. Boris
Vian lui a appris que l'argot collait au jazz, mais avec des mélodies « soyeuses
». Il en a fait le Blues du dentiste. De tout cela, il a appris que « le doute
suit la certitude de près ».
De ces années dorées, Henri Salvador ressort Cherche la rose (chantée ici en
duo avec Caetano Veloso), sur des paroles de René Rouzaud (1905-1976, auteur
notamment de la Goualante du pauvre Jean pour Edith Piaf). Ecrits cette année,
des textes de Claude Moine (Eddy Mitchell pour L'amour se trouve au coin d'la
rue, jazzy), de Georges Moustaki (une adaptation d'Eu sei que eu vou te amar, de
Tom Jobim), de Gisèle Molard, 73 ans, écriture de jeune fille (La vie c'est la
vie : « Il faut se la vivre »). Et Daniel Schmitt, vieil ami cannois, qui lui a
envoyé par fax Mourir à Honfleur, magnifique hommage à l'écrivain Françoise
Sagan, au lendemain de sa mort, le 24 septembre 2004.