La politique de la bière
LEMONDE | 01.06.11 | 14h30 • Mis à jour le 01.06.11
Passé Memorial Day, le grand week-end férié de la fin mai, les Américains considèrent que c'est l'été. Les piscines découvertes ouvrent leurs portes (si la crise budgétaire le permet) ; la saison des barbecues est lancée. Pour les vendeurs d'alcools, c'est tout bénéfice. Et, pour cette Lettre, l'occasion d'évoquer un événement passé largement inaperçu : pour la première fois en 2010, la bière a représenté moins de la moitié des boissons consommées.
Le phénomène accompagne, semble-t-il, les changements démographiques. Les Blancs ne seront bientôt plus que la première des minorités aux Etats-Unis. Pareil pour la bière. En 1999, elle représentait 56 % des boissons alcoolisées consommées. En 2010, sa part de marché n'est plus que de 49 %. Les Américains consomment davantage de vodka, cognac et spiritueux (33 %). Le vin vient en troisième position, en augmentation de 2 %.
D'après Leslie Sbrocco, une consultante en vins de la Sonoma Valley, en Californie, cette évolution est un nouveau signe de "l'européanisation du goût" qui a marqué la décennie aux Etats-Unis. Après le café non allongé, la classe moyenne a appris à apprécier le vin et les cocktails exotiques. Pour ce qui est du cognac, c'est plus compliqué : loin d'être une boisson bourgeoise et cossue, c'est le drink des rappeurs. Dans les boîtes, on s'en voudrait de boire le whisky des "Anglos". Quand le Jamaïcain de Brooklyn Busta Rhymes a chanté Pass the Courvoisier, les ventes de la marque ont explosé.
Les Etats-Unis ne sont pas les plus gros consommateurs d'alcool au monde, loin de là. L'Organisation mondiale de la santé les classe nettement derrière la Moldavie (au premier rang avec 19,2 litres d'alcool pur par an et par habitant), la Russie (15,7 litres), la France (13,7 litres) et le Royaume-Uni (13,4 litres). Mais la consommation américaine augmente avec constance, de 2 % par an. Et certaines bonnes âmes, comme l'industrie hôtelière ou le Distilled Spirits Council, l'association des producteurs de spiritueux, y travaillent assidûment. Dernier succès en date : la Géorgie. Mi-mars, elle est devenue le 37e Etat à renoncer à interdire la vente d'alcool le dimanche, et le 15e depuis 2002.
Seuls le Connecticut et l'Indiana respectent encore la trêve dominicale sur les alcools, imposée par les puritains du XVIIe siècle. Ce ne saurait durer. Les lobbyistes du Distilled Spirits Council ont commencé à cibler ces réfractaires, au nom de la rigueur budgétaire. Et ils ont établi une liste de tous les programmes sociaux qui pourraient être sauvés si ces Etats cessaient d'interdire les ventes de boissons le dimanche : les centres aérés, la formation permanente des policiers...
Les Etats-Unis ne sont pas tout à fait sortis de la Prohibition. Quatre-vingts ans après, le pays est encore une mosaïque de comtés dits "secs", où toute vente d'alcool est interdite, de comtés "mouillés", où tout est possible, et de comtés où seules sont interdites les ventes du dimanche, par exemple, ou bien les ventes d'alcools forts. Les motifs sont largement religieux et conduisent à des aberrations. Dans le comté de Bourbon, le berceau du whisky du même nom, dans le Kentucky, on ne peut pas s'en procurer une bouteille sinon dans les caves, à la dégustation.
Parfois, les syndicats veulent tout simplement préserver le jour chômé, comme dans l'Etat de New York. Il faut entendre Frank Coleman, du Conseil des spiritueux, pour réaliser à quel point le lobbying est un art. Il a d'abord fait alliance avec le président de l'Assemblée de New York "qui se trouvait être un juif orthodoxe". Le groupe a fait campagne pour une fermeture des magasins le samedi, puisque les chrétiens avaient droit au dimanche. Et ils ont créé une association parallèle d'usagers qui comptait dix fois moins de membres, mais peu importe : "Ni les médias ni les élus ne voient la différence..." Finalement, les liquor stores de New York ont ouvert le samedi, fermé le dimanche et, devant la pagaille, tout le monde a été autorisé en 2008 à rester ouvert six ou sept jours sur sept.
A un moment où la bière est plutôt sur le déclin aux Etats-Unis, Barack Obama est allé sacrifier le 23 mai au rite irlandais de la Guinness. La reine Elizabeth, qui était venue en visite juste avant lui en Irlande, n'a même pas eu un regard pour la chope placée devant elle. Barack Obama allait-il en faire autant ? Le président américain était attendu devant le comptoir. Lui qui avait eu besoin de Joe Biden pour l'aider à faire campagne en 2008 dans les cafés irlandais de Philadelphie était tout seul, cette fois, avec Michelle, devant une pinte de couleur brune, soit 0,473 litre de Guinness.
D'après Enda Leahy, rédacteur en chef du Mail on Sunday, Barack Obama a effectué un sans-faute. Avant de boire, il a fait les blagues d'usage ("La bière est bonne si le barman est bon"). Laissé la mousse reposer. Reproché aux Irlandais de garder la meilleure Guinness pour eux... Et il a bu jusqu'à la dernière goutte. Guilleret, il s'en est allé tenir discours à Dublin, où les autorités avaient organisé une fête en plein air. "Hello, Dublin, a-t-il lancé. Mon nom est Barack Obama. Des O'Bama de Moneygall. Et je suis venu chercher l'apostrophe que nous avons perdue en chemin..."