Des criminels s'inspirent-ils des Experts? L'impact criminel et judiciaire de la série est une éternelle source d'interrogations.
En juillet dernier, Thomas Hickman, un Texan de 55 ans, est
retrouvé mort en plein désert,
bâillonné, une balle dans la nuque. Tout porte à croire qu’il a été
kidnappé et assassiné, à un détail prêt: à 500 mètres de son corps, la
police découvre, coincé dans les cactus, un bouquet de ballons de
baudruche et un pistolet. Les enquêteurs comprendront rapidement
qu’Hickman, visiblement fan de séries télé, s’était inspiré d’un
épisode des Experts, en accrochant l’arme avec laquelle il allait se
suicider à quelques ballons gonflés à l’hélium, espérant que le vent
l’emporterait assez loin pour qu’on ne la retrouve jamais et qu’on
pense à un meurtre… Cette anecdote joyeusement macabre illustre à
merveille l’impact que Les Experts et ses cousines séries policières,
scientifiques ou pas, ont sur le grand public. Aux Etats-Unis, ce
phénomène porte même un nom, le
CSI Effect (CSI, Crime Scene Investigation, étant le titre original de la série).
La série, source d'inspiration des criminelsEtudié, analysé dans des études universitaires on ne peut plus
sérieuses, le CSI Effect se développerait sur deux fronts: celui du
crime et celui de la justice. Côté crime, «certains prétendent que des
criminels s’inspirent directement de la série, en copiant les meurtres
qu’elle met en scène», explique
Michael Sacks, professeur de droit à l’Université d’Arizona,
spécialiste de la question. Sur les plus de 50 millions de
téléspectateurs américains qui suivent chaque semaine au moins un
épisode des Experts de Las Vegas, Miami ou New York, il en existerait
pour copier les crimes ou, par exemple, prendre des notes sur comment
faire le ménage après un meurtre. Gants, nettoyage à l’eau de javel ou
port du masque auraient connu un pic de popularité depuis quelques
années. En France, le phénomène qui en serait à son balbutiement ne
semble pas inquiéter les autorités. «Nous avons constaté un peu plus de
nettoyage de scènes de crime dans les meurtres prémédités, mais la
police scientifique est encore très efficace pour trouver des indices,
assure Gérard Gachet, porte-parole du ministère de l’Intérieur. Ces
séries sont une source d’inspiration limitée et exhaustive, et leurs
producteurs travaillent avec les forces de l’ordre pour faire en sorte
qu’on ne montre pas tout aux téléspectateurs.»
L’impact des «Experts» sur le crime tiendrait donc encore, selon
Michael Sacks, de la «légende.» En revanche, côté justice, le débat est
nettement plus houleux. Hill Harper, diplômé en droit d’Harvard et
acteur sur «Les Experts Manhattan», expliquait récemment que «de plus
en plus de jurés exigent des preuves scientifiques, des traces d’ADN
par exemple, et non plus seulement des preuves circonstancielles. Il y
a quinze ans, les faits comptaient plus que tout. Aujourd’hui, les gens
veulent que la police trouve des cheveux ou de la salive des suspects
sur une scène de crime pour qu’on les condamne.» «Ces exigences peuvent
entraîner des acquittements à tort, s’inquiète
Simon Cole,
professeur de droit et de criminologie à l’université d’Irvine, en
Californie, auteur d’une étude sur le sujet. C’est la crédibilité même
du système des jurys populaires qui peut être ébranlée par les
croyances télévisuelles de quelques-uns.» Impossible pour autant de
jauger cet aspect du CSI Effect sur les Français. «De toute façon, un
élément scientifique ne suffit pas à faire condamner quelqu’un,
explique Gérard Gachet. Il faut d’autres éléments concrets ou les aveux
du suspect.»
En France, on ne dit pas «Votre Honneur» Ce qui inquiète plus les spécialistes du droit hexagonal, c’est
l’impact global des séries type «Les Experts» sur le comportement des
citoyens français. Leur vision de la réalité judiciaire serait
totalement faussée par une consommation télévisuelle excessive. «Les
Français ne connaissent pas leur système judiciaire, ne sont pas assez
informés sur son fonctionnement, analyse Barbara Villez, professeur de
jurisprudence anglo-américaine à l’Université Paris VIII et auteur de
«Séries télé : visions de la justice» (Puf). Les séries télévisées sont
une de leurs sources les plus importantes. Or, l’immense majorité de
ces programmes sont américains. Du coup, les Français s’imaginent que
nos tribunaux ressemblent à ceux des séries états-uniennes.» Outre les
désormais fameux «
Votre Honneur»,
qui résonnent quotidiennement dans des tribunaux français où ils n’ont
pas leur place – Barbara Villez a relevé une liste de comportements
inspirés des séries américaines et reproduits chez nous. «Les gens
s’attendent d’abord à ce qu’on leur disent les droits de Miranda, la
fameuse phrase «vous avez le droit de garder le silence, tout ce que
vous direz pourra être retenu contre vous», etc. Ensuite, ils exigent
un mandat de perquisition, alors que c’est rarement indispensable en
France. Enfin, une fois au poste, ils sont persuadés qu’ils vont avoir
droit à un coup de fil, ce qui n’est pas le cas chez nous… »
Les séries américaines sont-elles les seules coupables ? Pour
Barbara Villez, les fictions françaises ne font rien pour corriger le
strabisme judiciaire infligé par leurs cousines états-uniennes. «Les
séries françaises reproduisent le modèle américain, s’alarme-t-elle. On
y voit des choses qui n’existent pas dans l’Hexagone. Par exemple des
jurés dans un box, alors que le jury, en France, se place de part et
d’autre du président de la cours d’assises.» On pourrait rire de
certains de ces effets, s’amuser de l’ignorance des citoyens
téléspectateurs, mais Barbara Villez lance un appel qui n’a rien d’une
plaisanterie. «C’est très grave ! Si les citoyens ne sont pas en mesure
d’évaluer ce qui se passe dans leur propre système judiciaire, la
démocratie est en danger, s’inquiète-t-elle. La télévision a un devoir,
et ce ne sont pas cinq minutes dans un 20h qui suffiront. Les
Américains ont une longue histoire de fictions judiciaires, et ont
appris à connaître sérieusement, via le petit écran, leurs
institutions.»
En attendant, au ministère de l’Intérieur, on préfère souligner les
aspects positifs de cette influence des séries américaines. Depuis
quelques années, les experts, les vrais, font un vrai tabac, et la
police scientifique profite de moyens grandissants. «L’an passé, lors
des journées de la sécurité intérieure, notre thème était “rencontrez
les experts de votre sécurité”», rappelle Gérard Gachet, avant de
sortir quelques chiffres pour illustrer le boum des vocations dans la
PTS (la Police Technique et Scientifique): en 2008, ils étaient 483 à
vouloir devenir ingénieur et 1.473 à tenter le concours de technicien.
Cette année, 833 ingénieurs et 2.106 techniciens ont tenté leur chance
– une croissance, reconnaît Gérard Gachet, à laquelle Les Experts ne
sont pas étrangers. En France, on ne craint donc pas vraiment la
«menace» du CSI Effect. Aux Etats-Unis, en revanche, certains états
tendent à faire évoluer leur législation afin de limiter son impact.
Dans le Massachussetts, les procureurs sont ainsi autorisés depuis peu
à s’enquérir des goûts télévisés des citoyens convoqués dans un jury,
afin d’anticiper leur hypothétique penchant pour les preuves
scientifiques…
Pierre Langlais